TROISIÈME PARTIE

Il s’éveilla, les yeux tournés vers un ciel gris de fer dans lequel apparaissaient les premières lueurs de l’aube.

Il s’éveilla seul.

L’entité avait disparu. Sa pression légère et frémissante lui avait paru chevaucher derrière son regard. Maintenant, Nigel ne ressentait plus que le vide d’une absence, absence de quelque chose dont il se souvenait à peine.

Il s’assit dans son sac de couchage ; bourdonnement, tournis. Il s’allongea de nouveau. Un lézard à corne se figea sur un rocher proche puis fila, sentant qu’il se détendait.

Il existait deux lieux, pensa-t-il, où l’on pouvait se sentir plus proche de la source des choses. L’océan avec sa mémoire salée des origines. Et le désert : javellisé, creusé, se déroulant sous une flamme jaune, un lieu de conditions limites. Et néanmoins il était vivant, ainsi que tout un réseau délicat de créatures. C’était peut-être pour cela que l’entité avait voulu venir ici.

Il se souvenait d’avoir acheté son sac à dos, le sac de couchage en duvet et les bottes dans une boutique de Mexico. Il se souvenait du court voyage en avion jusqu’au cœur du désert. Il se souvenait d’avoir marché.

Et derrière ses souvenirs, il sentait quelque chose…

Il se tient dans un endroit élevé, et regarde vers le bas, vers un tableau plat de choses, de catégories, de systèmes coordonnés et de formes.

Il s’était lui-même surveillé. Avait vu un oiseau s’abriter dans une plante grasse. Observé la première strate : Oiseaux. Ailes. Brun éteint. Phylum-ordre-classe-genre-espèce.

Observé la deuxième strate : Vol. Mouvement. Impulsion. Analyse.

Et vu enfin que se cachait une essence dans la façon dont il filtrait le monde. Que, derrière le filtre, s’étendait un océan. Un désert.

Que le filtre était ce que signifiait être un être humain.

Il existait quelque chose de plus, quelque chose de plus grand. Il tenta de s’en emparer, mais… la chose ne fit que l’effleurer. Il crut apercevoir vaguement la trame de quelque chose… puis il n’y eut plus rien.

Nigel cligna des yeux. Il gisait sur une plaque rocheuse usée, protégé et réchauffé par son sac de couchage en duvet. Tout autour de lui, la colline se dorait délicatement ; un trait de lumière dessinait l’horizon.

Qu’avait-il appris ? pensa-t-il. Rien, en termes de faits. Des choses entr’aperçues, des nuances, mais rien de concret. L’entité était venue. Elle lui avait procuré une sorte de matelas au cours des heures sombres de Mexico (avait-il réellement forcé la fenêtre ? Réellement pensé à sauter ?). Et l’entité était partie, comme évaporée dans la nuit.

Il fronça les sourcils, s’étira, se détendit. La marche avait rendu ses mollets douloureux. La faim faisait gargouiller son estomac. Il se tourna vers son sac à dos et attrapa une barre de fruits séchés. Sa salive l’humecta et le parfum de fraise vint remplir sa bouche.

Qu’est-ce que c’était ? Après tout ce qu’il venait de vivre, Nigel ne savait toujours rien de précis sur l’étranger. Aucun fait, pas le moindre élément. Quand on a affaire à un fantôme, on ne pose pas de questions.

Il mâcha, tout en contemplant le ciel qui se remplissait.

Alexandra, Shirley – elles étaient derrière lui, maintenant. Quelle ironie : avoir été aussi proche de quelqu’un, avoir cru qu’il aimait autant Shirley. Il n’en restait plus, après ce qu’elle avait fait, qu’un souvenir lugubre et amer.

Ainsi que des questions. Avait-il réellement aimé Shirley, ou bien n’était-ce qu’une autre illusion ? La seule personne pour laquelle il eût jamais éprouvé une certitude était Alexandra. Mais Alexandra n’était plus. Il en avait retrouvé parfois la trace légère par l’intermédiaire du Dahu, pendant un certain temps. Quelque chose d’elle était peut-être resté dans le Dahu, une ombre.

Il se moucha. Du sang vint tacher le tissu ; l’air dépourvu d’humidité de la nuit lui avait desséché les muqueuses.

Il sourit. Le sang était-il un signe de vie ? Ou bien de mort ? L’ambiguïté était partout.

Et cependant… il voulait des réponses. Il avait besoin de savoir. De son ancien univers, un seul fragment avait été épargné : le Dahu. C’est dans cette direction qu’il devait aller. La NASA et Evers lui serviraient de marche pour y accéder ; et il y aurait d’autres personnes qui pourraient l’aider. Il n’ignorait pas que la NASA offrirait quelques résistances, en particulier depuis l’affaire du signal trafiqué envoyé au Dahu. Nigel Walmsley, l’astronaute fou. Mais il triompherait de ces obstacles.

Il se frotta les yeux, débarrassant ses pattes d’oie des humeurs séchées. Ce dont il avait besoin, après ces deux journées passées avec l’entité-au-fond-de-ses-yeux, c’était de la compagnie des gens. Le simple contact de ceux de son espèce. Et il avait besoin d’aide pour traiter avec la NASA. Mais avant tout, d’être avec des gens.